Le journal du coronavirus de Bridget Jones - Elle

Le journal du coronavirus de Bridget Jones - Elle

Jeudi 26 mars

Nombre de fois par heure où j'ai googlé « coronavirus » : 247. Nombre de fois où j'ai harcelé au téléphone voisine âgée pour voir si a besoin de quelque chose : 7. Nombre de notifications de la plateforme des Volontaires en ligne m’invitant à me mobiliser : 0. Minutes passées à ouvrir vidéos virales hilarantes et à les faire suivre à tous mes contacts : 2457. Nombre de fois où ai respiré jacinthes pour vérifier que n’ai pas perdu l’odorat et ne suis pas contaminée : 282. Minutes de rangement et de lecture de classiques : 0. Minutes où ai regardé le mur tétanisée, bouche ouverte : 4765. Calories : 8765. Unités d’alcool : 12. Travail effectué : 0 ; exercice : 0. T.mal.

7 : 00. Tout juste réveillée. Heure d’aller travailler et de prendre café et croissant.

7 : 01. Oh là là. OH LÀ LÀ !!! La vie telle qu’on la connaissait estrévolue et on est en pleine apocalypse.

7 : 03.Rhâââ ! Appel Face-Time. Peut-être de Boris qui me dit de me mettre sous le lit et d’y rester.

8 : 00. C’était Miranda. « Épilation », a-t-elle soufflé en douce.

Ai regardé l’écran. De fait, elle était en train de laisser pousser des sourcils sauvages et une moustache en guidon. « Ne dis à personne que ça a pu me traverser l’esprit, mais tu te rends compte qu’on va vers un retour à l’état brut ? Pas de coiffeur, pas d’onglerie, pas d’épilation… »

Me suis cramponnée à la table en sentant que les roues de mon autobus de certitudes étaient en train de se faire la malle.

« M**** faut que j’y aille », a-t-elle dit. J’ai une réunion Zoom en gros plan, l’horreur ! Pourquoi faut-il que les appels audio aient choisi le moment où on virait Néanderthal pour devenir obsolètes et indésirables ?

- Faut que j’y aille aussi. Ai un Zoom avec Sit Up Britain à 9h. On se rappelle. »

8 : 30. Oh là là. Bon. Pas de panique, on évite de se laisser gagner par l’angoisse. Vais être au taquet pour la vidéoconf. : yoga en ligne, œuf à la coque, vais mettre de vraies fringues, me laver ‘les cheveux’ -c-à-d trucs bizarres que j’ai sur la tête - et essayer de comprendre comment activer le son sur la vidéo.

8 : 45. Comment tout peut-il changer radicalement en aussi peu de temps ? Ce n’était pas encore la semaine dernière qu’on allait au pub et qu’on avait une interaction avec de vrais gens ?

Je feuillette le journal de la semaine…

VEILLE DU CONFINEMENT

Dimanche 22 mars

16 : 00. Viens de rentrer d’une balade à Primrose Hill avec les copains. Flippant. Tout le monde a le même air éberlué. Trop de gens, mais on a l’impression que c’est une grossièreté de s’écarter des autres. Ooh, sympa, un Face-Time !

« Je fais juste un saut au village, chérie, pour aller chercher une tourte aux fruits ! » – Ma mère. « Cette pâte que tu m’as apportée, c’est du béton ! »

Grrr. Si seulement elle était moins maniaque sur les courses que je lui livre en fille dévouée.

« Maman, tu as plus de soixante-dix ans – tu n’as pas le droit de sortir.

- Je n’ai pas plus de soixante-dix ans, chérie ! Enfin, je ne fais pas du tout soixante-dix ans, et mon âge physique, c’est 43 ans.

Le journal du coronavirus de Bridget Jones - Elle

- Maman… » J’ai pris un ton menaçant.

« Et de toute façon, Una et moi avons des cannes.

- Justement. Vous êtes des personnes âgées.

- Non. Des cannes de deux mètres, pour pouvoir cogner tous ceux qui s’approcheraient trop. »

16 : 50.Dix minutes avant l’allocution de Boris. Comme s’il nous parlait tous les jours. La question n’est pas d’être parfait ou d’agir parfaitement. Mais ça donne l’impression qu’on est tous dans le même bateau.

18 : 00.Il a raison. Il est temps d’être responsables. Vais commencer tout de suite.

23 : 00. On s’est fait sssuperF-F-Face-Time ce ssoir avec Tom, Shaz et Miranda pour analyser la c-c-crise.« C-c’est comme dans l’Ancien Tessstament, ai-je expliqué. Dieu a décidé de nous p-punir par le feu, les d-déluges et la peste.

- Oui, a bafouillé Shaz. Pasqu’on a détruit notre belle planète !

- Il a vu qu’on abusait avec nos voyages tous azimuts au moindre pont, et il nous a CHÂTIÉS !

- Châtiés, Bridge ?

- Oui ! Il a envoyé une invasion de sauterelles, et moi, j’ai eu des fourmis dans mes céréales.

- C’est parce que tu es nulle en ménage.

- C’est comme le déluge de Noé. Faut qu’on fabrique une sorte d’arche et qu’on embarque avec nous des couples de la même espèce.

- Nooon ! c’est exactement comme ça que cette affaire a commencé : un crocodile sur le dos d’un bébé loup sur le dos d’un paon sur le dos d’un pangolin.

- J’ai besoin de me sentir UTILE. Je veux aider. Je pourrais livrer des repas. Je pourrais cuisiner !

- Noon, a hurlé Tom. Tout sauf ta cuisine ! Va te coucher ! »

Lundi 23 mars

Suis retournée me promener sur la colline. Tout le monde marche bien à l’écart pour que Monsieur le Directeur n’aille pas fermer les parcs et nous obliger à rester chez nous.

17 : 00.Oh, non ! Boris ne passe pas à la télé. Je parie qu’il s’enfile du whisky dans son bain en préparant des discours à la Winston Churchill.

19 : 00.Boris s’adresse à la nation à 20h30. J’ai l’estomac noué, comme quand on sort avec quelqu’un et qu’on reçoit un texto disant ‘Il faut qu’on parle.’

21 : 00. Nous sommes confinés. Vous le croyez, ça ? À quoi pensions-nous avant ? Tout ce temps où on s’inquiétait pour rien, ces années Brexit où tout le monde pinaillait sur des détails que personne ne comprenait au départ, et maintenant des décisions qui bouleversent nos vies sont prises dans l’heure et nous perdons tout. Mais à quoi pensions-nous?

Mardi 24 mars

C’est le silence qui est le plus bizarre. Ça semble irréel que le soleil brille et que les jonquilles soient sorties. On devait avoir la même impression dans les comtés du Grand Londres pendant la Première Guerre mondiale, quand les soldats blessés et les corps des morts ont commencé à être rapatriés. Je crois que les soignants en larmes sur le net sont les premières manifestations de la catastrophe qui nous attend.

SMS : GOUV. R.U. ALERTE CORONAVIRUS. Nouvelles réglementations en vigueur. Restez chez vous.

Surréaliste. J’entends une sirène et un hélicoptère. Si je sors, on va me tirer dessus ?

Stop. Je ne dois pas être défaitiste mais garder un esprit positif et énergique de temps de guerre (~ c-à-d commencer à picoler avant l’intervention de Boris).

Ai toujours voulu regarder la télé en pyjama et en mangeant une glace. Mais c’est quand même bizarre de penser qu’en ne faisant rien, on fait son devoir.

Éprouve un sentiment de soulagement inavouable à l’idée que pour une fois, ce n’est pas un de mes habituels drames auto-infligés.

Peut-être devrais-je réserver certaines zones de mon appart et ne les utiliser que dans les grandes occasions. La douche, par exemple ?

Étagère du frigo vient de tomber et bouteille de lait s’est cassée. Allais jeter le reste du lait quand ai pensé : « Noon. On va être à court de lait ! »

Viens de brancher rediffusion de Eastenders, et quand les ai vus aller au pub et se faire des bises, ai pété les plombs. Voulais hurler : « Non ! Restez chez vous ! Protégez nos soignants. »

Veux arrêter de regarder messages WhatsApp pour pouvoir faire mon deuil de tout ce que le monde a perdu et de ce que j’ai perdu. Oh là là, vous avez vu la vidéo de la maman sexy qui râle en disant que si le coronavirus ne nous tue pas, la distanciation sociale le fera ? Excellent !

C’est drôle comme on a vite fait d’accepter la réalité nouvelle, comme les grenouilles dans l’eau bouillante.

Mercredi 25 mars

18 : 00. « Oh p***** », a dit Miranda.On essayait de s’inscrire comme volontaires pour aider les soignants.« J’ai entré un vieux code d’identification Tinder au lieu du code d’enregistrement des volontaires. Ah, ben ça ! Je suis sur le site de la Croix Rouge. »

Brusquement, j’ai remarqué que Shaz était sur l’écran et qu’elle tenait un écriteau disant ‘Au secours !’ On aurait dit une vidéo de Melania Trump. Elle en a montré un second sur lequel était écrit« Pas de son ! »

Grrr ! La technologie ! N’arrive pas à m’enregistrer sur le site du Ministère de la Santé. Pourquoi penserait-il que je suis un robot ? Comment vais-je pouvoir être efficace comme volontaire soignante si je ne peux même pas dire dans combien de carrés je vois une bouche d’incendie ?

2 : 00. Yeah ! J’y suis arrivée !

Jeudi 26 mars, bis

8 : 45.Dois arrêter lire journal et me préparer pour vidéo sur Zoom. Oh, chouette, Face-Time : Tom, Shaz et Miranda.

« Dis donc, on a besoin d’avoir la validation des pontes de la mode, et même en prime une conférence de presse sur les routines de beauté. Il en va de l’estime de soi.

- Oui, ai-je renchéri, enthousiaste. Le look sauvage devrait être rebaptisé soutien du système de santé.

- La Nation a Besoin de vos Sourcils Sauvages ! a déclaré Tom. La princesse Kate devrait donner l’exemple.

- Restez chez vous. Gardez vos racines. Soutenez les soignants ! ai-je dit. Si ça se trouve, Boris va avoir des racines noires !

- Eh là ! Pas d’épilation, ça signifie pas d’épilation du maillot, a fait remarquer Tom. Est-ce que par hasard les touffes géantes vont revenir à la mode ?

- Et celles qui se les sont fait enlever au laser ? a paniqué Miranda.

- Arrrghh ! Un gazon à l’ancienne ! s’est exclamé Tom.

- On est dans une apocalypse biblique d’une gravité absolue et vous, vous êtes là à échanger des futilités ! a hurlé Shaz qui, avec son moralisme coronacorrect, a plombé la communication.

Hmmm. Si on ne rit pas, on va pleurer. On sait tous qu’une période effroyable nous attend. Il faut regarder les bons côtés des choses sombres, et ils existent. La preuve :

* Toutes les conneries par lesquelles on s’est laissé dépasser – réchauffement climatique, déchets, consumérisme obscène, culte de la perfection – marquent le pas, comme si des dauphins intelligents étaient intervenus pour nous en débarrasser.

* Les nations et les grandes entreprises se rendent compte qu’elles peuvent faire l’impasse sur les tracasseries administratives et les guéguerres internes et gérer les choses rapidement.

* 400.000 personnes se sont portées volontaires en 24 heures pour aider les autres.

* Les gens comprennent que l’important, c’est la solidarité et la bienveillance.

* Dans les canaux de Venise, l’eau est limpide et il y a des tortues… Rhâââ ! Le Zoom de Sit up Britain commence et je suis toujours en chemise de nuit avec des cheveux en pétard.

Tant pis ! Je vais désactiver la caméra et me laver les cheveux vite fait pendant que Richard Finch déballe son intro.

La voix de Richard a tonné : « Bridget, bordel, on te voit tous dans ta douche. Aussi agréable que ce soit, c’est complètement déplacé comme comportement pendant une apocalypse. »

Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Vendredi 27 mars

11 : 15. Oh là là ! Boris a chopé le coronavirus. BoJo, noooon ! On a besoin de toi !

FIN

Copyright : Helen Fielding.

Traduit de l’anglais par Françoise du Sorbier.

Texte paru originellement dans le « Sunday Times » du 29 mars 2020.

Tous nos remerciements à Albin Michel qui publie les romans de Helen Fielding en France.

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