Pourquoi il faut renouer avec la planification | Alternatives Economiques

Pourquoi il faut renouer avec la planification | Alternatives Economiques

La réémergence récente de l’idée de planification est-elle le signe d’une perception dans la société qu’il n’est plus temps de s’en remettre au marché pour affronter l’incertitude ? Car la crise pandémique, mais aussi, au-delà, l’accélération des effets du changement climatique (incendies d’ampleur continentale, fonte bien plus rapide qu’anticipé de la banquise arctique, ouragans plus intenses et destructeurs, etc.), montrent à quel point les marchés sont démunis face à l’incertitude. Nicholas Stern 1 n’a-t-il pas qualifié le changement climatique de « plus grande défaillance de marché de tous les temps » ?

Or la vertu de la planification française apparaissait comme « l’anti-hasard » selon l’expression du Commissaire du Plan Pierre Massé au début des années 1960, en accord avec le ­Président de Gaulle qui faisait du Plan « une ardente obligation ». Il est donc utile de comprendre la logique originale de la planification française, avant de réfléchir à la manière dont une planification stratégique pourrait être adaptée aux défis de notre temps.

L’originalité de la planification française

La planification française est issue du programme du Conseil national de la Résistance, adopté à l’unanimité le 15 mars 1944. Après la Libération, les réformes structurelles se sont imposées dès le début de 1946 sous l’égide du gouvernement provisoire. Les nationalisations dans les secteurs clés de l’énergie, des transports publics et de la finance ont été des moyens pour éradiquer le pouvoir des lobbies sur la direction de l’économie. Le second volet a été l’ensemble des mesures sociales pour une démocratie économique : rétablis­sement des libertés syndicales, création de la sécurité sociale et des retraites selon le principe de la répartition 2.

A lire L'Economie Politique n°89 - 02/2021

La planification, une idée d’avenir

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Les principes de la planification française

Les plans quinquennaux français ont été instaurés dès 1946 avec la création du Commissariat général du Plan (CGP) dont le premier titulaire a été Jean Monnet 3. Cette expérience originale était fondée sur l’élaboration d’objectifs quantitatifs et qualitatifs entre partenaires sociaux pour orienter les investissements dans les secteurs prioritaires de la reconstruction.

Dès son origine, la planification française a recherché les modalités d’intervention de l’Etat pour faire face aux insuffisances du marché. C’était un projet de société orientant la politique économique sur un horizon pluriannuel. L’élaboration du Plan mobilisait une prospective macroéconomique des services de l’Insee et du ministère des Finances. Sur cette base, l’enjeu était une large concertation des services publics et des partenaires sociaux dans les commissions du Plan pour parvenir à une perspective d’intérêt général.

La mise en œuvre elle-même était étroitement concertée dans les différents domaines où se déployaient les objectifs, car elle mobilisait des ressources publiques importantes au service des priorités qui avaient été définies 4.

Evolution et dépérissement

Les deux premiers plans – jusqu’en 1957 – étaient appelés plans de modernisation et d’équipement. Les objectifs étaient gigantesques : combler le retard économique de la France dans l’entre-deux-guerres, reconstituer les outillages et les équipements publics et privés dans six secteurs de base (charbon, électricité, ciment, acier, machines agricoles, transport), éliminer la pénurie pour élever le niveau de vie de la population. Dès le deuxième plan, le nombre de secteurs de base s’est élargi et les programmes pluriannuels des investissements publics ont gagné l’éducation et la santé. La R & D et la formation professionnelle pour la reconversion des entreprises visaient l’augmentation de la productivité.

Le traité de Rome de 1957, les tensions provoquées par la guerre d’Algérie et l’entrée en activité des babyboomers ont changé la donne des IVe et Ve plans jusqu’en 1970. Les principes de la planification ont pris de l’ampleur pour guider une croissance forte dans le respect des équilibres macroéconomiques. Les équipements collectifs ont augmenté deux fois plus vite que le PIB pour corriger les inégalités sociales et régionales 5.

Dès le Ve plan (1966-70), sous l’influence de l’expansion des échanges internationaux, la préoccupation a été de mener de front le progrès social et le développement industriel. Après le choc politique et social de mai 1968, la compétitivité industrielle est devenue une obsession qui ne quittera plus la politique économique française 6.

Après le premier choc pétrolier de 1973, le Plan s’est avéré incapable de gérer l’incertitude dans un environnement international hostile. Ce premier choc pétrolier coïncida aussi avec la création du ministère de l’Environnement en France, qui signalait une institutionnalisation des préoccupations environnementales. L’inadaptation de l’industrie à la concurrence internationale est devenue un problème lancinant au moment même où les conséquences écologiques des Trente Glorieuses entraient dans le débat politique.

Dans les années 1980, le manque de compétitivité des entreprises et leur fragilité financière furent aggravés par l’entrée en vigueur du marché unique, puis la transition vers l’euro. A la même époque, la vague néolibérale anglo-saxonne balayait toute l’Europe, alors que l’Allemagne absorbait le choc de l’unification politique. Le Plan national fut abandonné à partir de 1993.

L’éclipse de la planification

Sous l’influence idéologique du néolibéralisme, le rôle de l’Etat dans l’économie a été pensé comme devant se limiter à sauvegarder les droits de la propriété privée. Les marchés, mis en mouvement par les anticipations rationnelles des agents économiques individuels, sont censés faire les ajustements conduisant, sans plus d’intervention, à un équilibre de croissance optimale. Or les évolutions des vingt-cinq dernières années ont montré la faillite de ce schéma de pensée.

Certes, la grande inflation des années 1970 a fait place à la grande modération des prix, qui a pu être attribuée aux dérégulations des marchés. Mais les déséquilibres observés sur les prix se sont en réalité déplacés dans la finance. Des cycles financiers de plus en plus grande amplitude ont, in fine, provoqué la grande crise financière de 2008, avec une suite particulièrement désastreuse en Europe à partir de la crise grecque de 2010. L’absence totale de coordination dans la zone euro a entraîné la poursuite simultanée de politiques budgétaires restrictives, alors que le secteur privé cherchait à se désendetter. Il s’en est suivi deux ans de récession, puis une période de croissance très basse, appelée stagna­tion séculaire 7. Cette dégradation durable a mis en lumière les caractéristiques structurelles du néolibéralisme.

Les caractéristiques structurelles du néolibéralisme et leurs conséquences

Le néolibéralisme a créé un capitalisme de rente par la concentration du capital : rente financière, favorisée par l’endettement à bas coûts et l’ouverture totale des comptes de capitaux ; rente digitale par capture des plateformes Internet et appropriation gratuite des données individuelles ; rente d’agglomération spatiale dans les métropoles qui désarticulent les territoires proches comme lointains ; rente d’influence sur la puissance publique qui se nourrit de l’évasion fiscale.

Revenons brièvement sur ces différents types de rente. La rente financière tout d’abord. Les conséquences économiques et sociales s’observent dans plusieurs dimensions. La distorsion de la répartition de revenus provoque une insuffisance chronique de demande. Au niveau national, on assiste à une explosion des inégalités, une fragmentation sociale et une montée de la pauvreté, liées notamment au démantèlement du droit du travail. Parallèlement, la dette des entreprises est devenue très élevée dans plusieurs pays dont la France, suscitant des vulnérabilités chroniques dans les bilans. Après l’extension extrême des chaînes de valeur, permettant aux entreprises multinationales une optimisation des coûts à l’échelle mondiale, une tendance nouvelle à la guerre commerciale entre les nations fractionne aujourd’hui ces chaînes de valeur, en menaçant cette fois-ci les classes moyennes émergentes des pays en développement. Les relations internationales se sont dégradées de manière inédite, provoquant une montée des nationalismes et éloignant d’autant les formes de coordination sur les biens communs globaux.

La rente d’agglomération spatia­le ensuite. Les disparités territoriales sont en progression, à cause des fractures territoriales dues à la concentration du capital. L’expan­sion des mégapoles étalées provoque une désertification de certains espaces ruraux et un dépérissement de villes ­moyennes. En conséquence, les territoires deviennent de plus en plus hétérogènes, avec des écarts de revenus élevés qui ne sont plus corrigés par les politiques d’aménagement des territoires. Les métropoles sont des foyers de rendements croissants par effets d’agglomération, externalités de réseaux et activités intensives en informations. Elles sont aussi sources de coûts sociaux, de discriminations et d’exclusion dus au prix du foncier non maîtrisé, mais aussi de coûts environnementaux associés à l’étalement urbain et à la dépendance à l’automobile individuelle, à l’imitation du modèle américain. Il en résulte une perte de bien-être social par congestion, gaspillage de temps, usure physique et mentale, pollution.

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La révolution digitale pourrait être la source d’un nouveau cycle long d’innovations, mais sa transformation en rente, par la préemption privée des plateformes et l’appropriation gratuite des données individuelles, freine pour l’instant en Occident le rendement social et économique promis par ces innovations. La révolution annoncée de la 5G ne ferait qu’accroître la rente privée, là où la même révolution en Chine bénéficie à l’Etat-Parti qui a su conserver le contrôle de ses entreprises technologiques. Dans un cas comme dans l’autre, cette révolution façonne un nouvel individu, un homo numericus, en médiatisant une part toujours plus importante de ses interactions sociales. Au-delà de la consommation énergétique exponentielle de cette tech­nologie, cette irruption du marché dans le champ des relations et des imaginaires sociaux rendra a priori plus difficile l’émergence d’une écologie politique et des imaginaires collectifs qui pourraient s’y attacher.

La rente d’influence, enfin, est le produit d’une « ploutocra­tisation » des démocraties. L’Etat néolibéral s’est progressivement mis au service des trois autres rentes, financière, d’agglomération et digitale. De manière concomitante, l’Etat néolibéral s’est dégagé des formes originales de coordination, entre partenaires, permettant de faire émerger un intérêt général que la planification contribuait activement à construire. Le modèle des autorités administratives (ou publiques) indépendantes a été déployé, dès lors que l’Etat devait réguler un secteur spécifique. L’indépendance s’est de fait installée vis-à-vis du gouvernement comme de l’Assemblée, mais souvent beaucoup moins vis-à-vis des entreprises ou des secteurs à réguler. Au-delà de la capture du régulateur, la cohérence d’ensemble de l’action publique en a certainement pâti, un défaut qui se fait sentir de manière tragique en cette année 2020.

La pandémie de Covid-19, un symptôme de la faillite du néolibéralisme

Le surgissement de la pandémie en mars 2020 en Europe a pris la plupart des gouvernements au dépourvu. Le manque d’équipements et de personnel médical qualifié a entraîné des décisions politiques de panique qui ont précipité une profonde récession, et ce particulièrement en France. On a vu de manière chimiquement pure à quel point la disparition de tout dispositif de planification pouvait être dommageable. Le rapport rendu au gouvernement par le général Lizurey, ancien directeur général de la gendarmerie nationale, avec l’appui d’Amélie Puccinelli, inspectrice de l’administration, sur le déroulé de la réaction publique à la première vague de l’épidémie, est sévère, du moins pour ce qui a pu en filtrer dans la presse 8. Citons pêle-mêle : le mélange des rôles stratégique et opérationnel, l’extrême centrali­sation des décisions lors des conseils de défense, et, en miroir, la faible place laissée aux initiatives locales, les dysfonctionnements massifs dans la coordination interministérielle, les circuits flous de partage de l’information et de décision, ou encore tout simplement l’absence initiale de matériel de visio-conférence adéquat dans les ministères.

S’il peut sembler facile de faire après-coup le récit de cette étrange défaite d’un Etat inopérant, ses causes structurelles peuvent être retracées jusqu’aux caractéristiques du néolibéralisme, si bien que cette défaite n’est in fine pas si étrange que ça. Un aspect évident concerne l’amputation des moyens de l’hôpital public, qui jouent un rôle direct sur le contrôle de la pandémie bien sûr, mais aussi sur le retour de la confiance dans la sphère économique, comme l’a bien montré Robert Boyer 9. Les décisions à prendre dans l’urgence ont nécessité la mise en place de lois d’exception qui écartent les instances usuelles de délibérations démocratiques et mettent les libertés fondamentales entre parenthèses. Finalement, la déstructuration de l’action publique institutionnalisée par le néolibéralisme, en détruisant son pouvoir de coordonner des objectifs sociaux, des moyens financiers publics et des capacités industrielles, autrement dit le délitement de toute capacité de planification, apparaît bien comme une source essentielle de l’échec du pays face à la pandémie.

Il faudrait sans doute nuancer le propos pour tenir compte de la diversité des formes institutionnelles prises par les capita­lismes, inclure la meilleure réaction de l’ordo-libéralisme allemand dès la première vague, ou encore la capacité d’apprentissage du capitalisme méditerranéen italien lors de la seconde. En France, les recommandations du rapport Lizurey/Puccinelli semblent pour l’essentiel ne pas avoir été mises en œuvre. L’expertise accumulée et les renforts assemblés lors de la première vague ont été démobilisés, sans qu’ait été prévue la possibilité d’un retour. L’injonction gouvernementale de « vivre avec le Covid » fait pour le moment office de stratégie, à défaut des capacités ou de la volonté d’engager les interventions matérielles nécessaires avec l’anticipation requise. Comme l’écrivent les sociologues Henri Bergeron et Olivier Borraz : « Cette crise sans précédent est aussi celle de l’inorganisation : formidable paradoxe d’une société surorganisée, c’est-à-dire saturée d’organisations de toutes sortes, mais qui rencontre tant de difficultés à organiser ces organisations, c’est-à-dire à organiser leur coopération. » 10

La planification, et sans doute des formes de solidarité et de discipline fortes, ont permis aux capitalismes asiatiques de parvenir à contrôler l’épidémie de la manière objectivement la plus efficace à ce jour. Ces pays ne forment pourtant pas un bloc homogène en termes de gouvernance, de la Chine au Japon en passant par la Corée du Sud ou le Vietnam. Il ne s’agit donc pas d’une question de pur autoritarisme ou de parti unique, mais bien de construction d’un consensus actif qui lie ensemble responsables politiques et acteurs sociaux et économiques.

Ces pays (à l’exception à ce jour du Vietnam, qui reste aussi le pays le plus pauvre du groupe) se trouvent par ailleurs engagés depuis peu dans un objectif de neutralité carbone à l’horizon 2050, ou 2060 pour la Chine, que leurs capacités de planification pourraient permettre d’atteindre. Après leur relatif succès à gérer la pandémie, ces annonces récentes signent, si elles se confirmaient, une volonté de basculer vers un mode entièrement nouveau de développement, qui ne soit la reproduction d’aucun autre, sans doute pour la première fois depuis la Révolution industrielle. L’Union européenne et le Royaume-Uni, formellement engagés sur un tel horizon de neutralité carbone, auraient ainsi vocation à créer les conditions d’un dialogue resserré et constructif avec ce bloc asiatique dans un groupe des pays engagés sur la neutralité carbone. Les Etats-Unis pourraient les rejoindre dans le cadre d’une présidence Biden réintégrant ­l’Accord de Paris. Quels dispositifs de planification faudrait-il ainsi établir pour faire face, non seulement à l’urgence de la situation épidémique, mais encore aux dégradations de long terme du climat et des écosystèmes ?

Quelle planification pour l’écologie politique ?

Les mutations à accomplir pour transformer le régime de croissance vers une écologie politique concernent les structures de production, les modes de vie et les territoires. Elles s’inscrivent dans le long terme et, par conséquent, se heurtent à « la tragédie des horizons » 11 : les horizons de décision et d’attente de la plupart des acteurs économiques, financiers, mais aussi politiques, dans les démocraties occidentales soumises aux cycles électoraux, sont beaucoup plus courts que ceux des impacts les plus forts du changement clima­tique et surtout de ceux des bénéfices à attendre de l’action climatique. On pourrait doubler cette tragédie des horizons temporels d’une tragédie des horizons spatiaux. En effet, de nombreux effets du changement climatique sont d’ores et déjà bien présents et nettement perceptibles, mais sont en quelque sorte rendus invisibles parce qu’ils se produisent ailleurs, que cet ailleurs soit purement un effet de distance spatiale ou un effet de distanciation sociale et médiatique.

Refonder le pacte politique

Cette tragédie des horizons résulte, dans les capitalismes occidentaux, de la continuité d’une orientation politique de type néolibérale au-delà des cycles électoraux. La limite des capacités de décision de ces régimes politiques de démocratie représentative s’entend, non pas comme la preuve d’une limite intrinsèque de la démocratie, mais comme un blocage d’ordre supérieur quant à l’institutionnalisation de l’appartenance collective, et donc une incapacité à refonder adéquatement l’ordre constitutionnel. Face à l’enjeu environnemental, seul un pacte politique fondé sur un principe supérieur de préservation de la permanence intergénérationnelle des sociétés peut le faire. Un tel pacte est le socle politique d’une planification de long terme.

Ce pacte politique doit dépasser les rivalités partisanes pour assurer la continuité des stratégies de production de biens publics, capables d’entraîner le secteur privé. Il s’agit aujourd’hui de poursuivre des politiques cohérentes sur trente ans pour parvenir à la neutralité carbone en 2050, tout en faisant face à des situations à répétition de tension et d’urgence du type de la crise pandémique de Covid-19. Une telle mutation du politique doit conduire à réformer la finance. Aujourd’hui pure activité rentière dédiée à une infime minorité, marquée par la dictature de la liquidité et l’aversion au risque, elle deviendrait une activité permettant de jeter un pont entre le présent et un futur orienté par l’enjeu collectif de soutenabilité.

Mobiliser les acteurs financiers

Les banques publiques d’investissement et de développement sont d’ores et déjà porteuses de cette rupture, à condition de progresser encore dans la conditionnalité écologique de leurs activités et de les étendre, au-delà du climat, aux formes de restauration de la biodiversité. En effet, les banques publiques de développement ou autres institutions financières publiques, telles que la KFW en Allemagne ou la CDC (Caisse des dépôts et consignations) en France, sont étroitement liées aux autorités publiques, collectent des montants élevés d’épargne et ont un capital public. Elles ont l’expertise pour contribuer à sélectionner les projets industriels innovants et à investir dans des structures productives décarbonées. L’Europe a l’atout d’avoir des banques publiques de développement dans de nombreux pays. L’essentiel serait de les impliquer de manière coordonnée dans le projet de la Commission européenne pour l’écologie politique. Leur mise en réseau par la banque européenne d’investissement (BEI), elle-même soutenue par une garantie du budget européen, constituerait une base du projet Next Generation EU.

Mais ces institutions ne constituent pas, de loin, l’ensemble de l’activité financière qui, aujourd’hui, doit faire face aux conséquences de la transition et des impacts climatiques. Un autre type d’acteur essentiel est constitué des investisseurs institutionnels (compagnies d’assurances et fonds de pension). Ces acteurs collectent une épargne longue et sont donc concernés par le rendement de leur passif à quinze ou vingt ans. Mais ils sont entravés dans leur mission d’investissement de long terme par la pression des marchés financiers à travers les gérants d’actifs auxquels ils délèguent leur gestion. Ils le sont aussi par les normes comptables IFRS qui transmettent la volatilité à court terme des marchés financiers dans leurs bilans et par les réglementations financières post-crise de 2008 qui découragent l’investissement à long terme. Ces investisseurs ont besoin d’une réglementation adaptée à leur mission. Par leurs investissements à long terme, ils peuvent éviter une transmission climatique brutale, provoquant une dévalorisation désordonnée du capital carboné. Ces investisseurs institutionnels interviennent dans la gouvernance des entreprises et peuvent donc réorienter leur stratégie pour faire respecter les critères environnementaux sociaux et de gouvernance (critères ESG). Pour avoir un impact macroéconomique capable de faire évoluer les structures productives, ces investisseurs se réunissent d’ores et déjà en clubs au niveau européen, ce qui a commencé à faire évoluer la structure des actifs réels en Europe.

La troisième catégorie d’acteurs financiers est, bien entendu, le système européen des banques centrales (SEBC) de la zone euro. Le lien essentiel avec les autorités politiques passe par la tarification du carbone qui doit être planifiée dans la durée pour orienter l’ensemble des acteurs économiques et financiers vers un horizon de long terme conduisant à la neutralité carbone au milieu du siècle. Il revient au SEBC de réorienter les collatéraux du refinancement bancaire vers les actifs décarbonés et de montrer l’exemple dans leurs propres portefeuilles d’actifs, comme cela a été fait avec les dettes publiques de manière à préserver la cohérence des spreads entre les pays membres de la zone euro.

Un principe de précaution en incertitude radicale

Les phénomènes climatiques ont des dynamiques non linéaires d’une grande amplitude et d’une intensité extrême. Ils portent en germe toutes les caractéristiques d’un nouveau type de risque systémique pour les systèmes financiers 12, entre conditions économiques dégradées et politiques économiques imprévisibles. L’approche de ces risques nouveaux doit obéir à un principe de précaution généralisé pour affronter l’incertitude radicale, car il n’existe aucune base rationnelle pour estimer des distributions de probabilité d’événements futurs de ce type. La nouvelle planification prend ainsi la forme concrète d’une application de ce principe de précaution généralisé.

La transition vers un développement soutenable va susciter des politiques dont les interactions non linéaires avec les systèmes financiers vont créer des « risques de transition » sur les réalisations par rapport aux anticipations (c’est le risque par exemple de dépréciation radicale des actifs dits échoués ou stranded assets). Ce principe de précaution doit donc guider les valeurs de marché, mais aussi le crédit bancaire : il doit conduire à accroître le coût de financement des activités carbonées et à placer des limites quantitatives sur le crédit des entreprises qui dépassent un seuil en carbone, seuil qui devrait évoluer selon un rythme planifié de décarbonation induit par une politique industrielle parallèle. Il implique la création d’institutions intermé­diaires entre la banque centrale, la puissance publique (législatif et exécutif) et les banques commerciales, à ­l’image du Conseil national du crédit mis en place dans l’immédiat après-guerre 13. L’approche de précaution concerne aussi la politique monétaire qui devrait modifier ses notations de crédit en incorporant le risque de transition, de manière à orienter le crédit. Il s’agit de donner une direction claire au système financier sur la nécessité de renforcer sa résilience face au changement climatique. Au principe de neutralité de marché des interventions monétaires doit succéder un principe de précaution 14, coordonné avec le reste de l’action publique.

Systèmes d’innovations territoriaux et modèles urbains

La nouvelle planification doit permettre de reconstruire une base industrielle territorialisée, au moyen de dispositifs de coordination que nous abordons dans la partie suivante. La première dimension consiste à construire des pôles de compétitivité territoriaux comme bases de politiques d’innovations. Ce sont des réseaux de firmes sur un territoire qui intériorisent des effets externes par échanges tacites d’informations et de compé­tences, mises en commun d’investissements de recherche et mobilisation des fonctions support dédiées. La coopération doit s’étendre aux rapports entre industrie et système éducatif pour la formation de compétences transférables et à la participation conjointe à des programmes d’investissement mêlant acteurs financiers publics et privés. La finance doit s’adapter aux étapes de la chaîne d’innovations, de la recherche fondamentale dont les financements pérennes ne peuvent qu’être publics, aux startups qui nécessitent des apports en capital-risqueurs (publics ou privés) et à la commercialisation qui peut bénéficier de financements privés ou publics plus traditionnels. Cette adaptation des formes de financement permet d’éviter l’extrême centralisation d’une planification rigide comme l’éparpillement ou le doublonnage d’initiatives privées sans ligne directrice.

L’autre dimension essentielle de la rénovation territoriale est sans doute le modèle économique urbain. Dans le cadre d’une transition écologique, la mobilité devient un bien commun, à la fois vecteur d’une liberté devenue fondamentale (mais pas sans limites) et source potentielle majeure d’émissions de gaz à effet de serre et de dégradation écologique. Un nouveau modèle économique de mobi­lité est sans doute au cœur de la réconciliation entre abondance et liberté 15. Il implique un changement profond des modes de vie par rapport au modèle fondé sur la propriété des véhicules individuels. L’offre de transport multimodale sur un territoire requiert des entreprises qui soient des opérateurs de mobilité, et des autorités publiques capables d’optimiser l’intermodalité pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. L’optimisation des flux de transport passe par des plateformes digitales, rassemblant les données du trafic en temps réel et les traitant avec l’aide de l’intelligence artificielle. Les empreintes carbone des différents moyens de transport sont des paramètres cru­ciaux de cette nouvelle conception de la mobilité, ce qui implique une comptabilité carbone et écologique complète, prenant en compte les coûts indirects de l’investissement dans les nouveaux moyens de transport.

Enfin, la planification territoriale doit promouvoir l’économie circulaire comme principe d’intégration de l’écologie et de l’économie, de manière à accroître la productivité de l’usage des flux de matières. La création de chaînes de valeur où les déchets deviennent des inputs permet en outre des économies d’importations. La réglementation est ici essentielle pour obliger les producteurs à porter la responsabilité de leurs déchets.

Niveaux de responsabilité politique

Les transformations envisagées ci-dessus requièrent une vue stratégique de l’avenir, que le nouveau contrat social peut assurer, mais celle-ci doit se matérialiser et s’adapter au plus près des citoyens. Pour cette dimension de la planification, l’autorité politique efficace se trouve au niveau régional et métropo­litain, impliquant un transfert de compétences de l’Etat aux collectivités locales pour approfondir la démocratie. L’Etat agit alors pour coordonner les projets décentralisés des acteurs de l’économie. La décision publique doit être informée par le débat démocratique et prise au niveau d’organisation où doivent se faire les choix d’activité. La coordination entre les niveaux territoriaux, les partenaires sociaux, les agences de l’Etat national et la concertation avec la Commission européenne peut s’inspirer de l’originalité du dispositif de débat et d’orientation dans l’ancienne planification française.

Les échelons régional et métropolitain doivent être alors pensés comme des espaces de vie, ce qui signe le retour de formes actives, mais plus décentralisées, d’aménagement du territoire. Les infrastructures doivent être financées en vue du service aux populations et du rattrapage des zones défavorisées. Les sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC), qui peuvent rassembler des parties prenantes d’origines variées (salariés, usagers, prestataires, gouvernements locaux, acteurs financiers), institutionnalisent ainsi une gestion en commun des services essentiels à un espace de vie. La SCIC doit préserver la dimension citoyenne des projets, tout en garantissant l’engagement public et celui des autres parties prenantes du territoire.

Nous pouvons finalement résumer les formes de la planification pour une écologie politique par des conditions politiques (refonte du contrat social autour des objectifs écologiques et décentralisation accrue des compétences pour les réaliser en commun), financières (des institutions financières qui s’organisent autour du principe de précaution écologique, tout en finançant une innovation territorialisée) et technico-industrielles (par la transformation des mobilités, des modes de vie et de consommation). Une telle planification devra aussi être résiliente face à des chocs climatiques ou plus largement écologiques qui seront dans un premier temps toujours plus nombreux avant que la neutralité carbone globale soit atteinte. « Il faut imaginer Sisyphe heureux », disait Camus, en se représentant un héros que l’éternel retour vers le labeur rendrait supérieur à son destin. La clé de la planification pour l’écologie politique est peut-être là : nier les dieux du marché ou d’ailleurs et construire un univers sans maître au prix d’une volonté collective obstinée.

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