La mémoire des enfants du Lamoricière | Corse Matin

La mémoire des enfants du Lamoricière | Corse Matin

Il y a 80 ans, en pleine guerre, le paquebot de la Compagnie générale transatlantique qui assurait la desserte Alger-Marseille sombra dans la tempête aux larges des îles Baléares. 272 passagers et 122 membres d'équipage étaient à bord. Seules 93 personnes survivront à ce naufrage. De nombreux Corses figurent parmi les victimes, et quelques rares survivants. Corse-Matin a retrouvé des descendants. Dépositaires de la mémoire, ils témoignent sur cette tragédie dont le souvenir a survécu à la marge de l'histoire

Il y a malheureusement une hiérarchie dans le malheur. Elle explique souvent pourquoi des catastrophes demeurent méconnues, si tant est que l'on resitue un événement dans son contexte, en l'occurrence la Seconde Guerre mondiale qui fait rage en ce 9 janvier 1942. S'il avait pu rallier le port de Marseille ce jour-là, le paquebot Lamoricière* n'aurait sans doute absolument rien laissé à la postérité. Son naufrage, le 9 janvier 1942, en décida autrement, mais la fin tragique de ce navire qui emporta avec lui 301 victimes n'a pas sa place dans l'histoire au même rang que les indélébiles taches de sang laissées par les combats les plus meurtriers et les crimes contre l'humanité. Noyée dans les flots déchaînés de la Méditerranée, perdue dans le fracas des bombes et autres tourments géopolitiques, la tragédie du Lamoricière a pourtant fait vivre son souvenir jusqu'à aujourd'hui, ce jour d'un 80e anniversaire que les enfants et les petits-enfants des victimes vont commémorer.

Pour rendre hommage à leurs proches tragiquement disparus, mais d'abord pour éclairer l'histoire. Celle d'un paquebot de 112 mètres de long construit sur les chantiers britanniques de Newcastle, inauguré 21 ans plus tôt. Assurant la desserte entre l'Algérie et le sud de la France, il navigue, ce jour-là, vers Marseille, trois jours après avoir quitté Alger. Mais le 7 janvier, il se déroute pour porter secours à un autre navire, le Worms, un cargo en difficulté aux larges des Baléares. Ce cap à l'ouest lui sera fatal.

Le Lamoricière essuie une violente tempête à laquelle il ne pourra résister. Il sombre le 9 janvier, peu après midi. 301 personnes meurent dans le naufrage. La plupart ne seront jamais retrouvées. Parmi les victimes, nombreuses sont celles qui ont laissé des orphelins, parfois des familles entières plongées dans la douleur, dans le désarroi aggravé par les étreintes et les morsures de la guerre. Parmi ces victimes, de nombreux Corses qui faisaient ce voyage (lire par ailleurs). De simples passagers, des marins en service, ou encore quelques militaires. Des Corses, il y en eut aussi parmi les 93 rescapés. Quelques-uns seulement, mais l'un d'eux a survécu pour s'illustrer par la suite dans la grande histoire.

Né en 1921 à Murato, Dominique Zannini aurait eu 100 ans aujourd'hui. Décédé en 1999, à 78 ans, il en avait 20, ce 9 janvier 1942. Sa fille, Catherine Zannini épouse Mottolese, est l'une des rares descendantes dépositaires du récit d'un survivant. Médecin, établie à Lyon où elle a exercé en tant qu'anesthésiste jusqu'à une très récente retraite, la fille unique de Dominique Zannini garde quelques souvenirs de ce que son père raconta du naufrage. « Il expliquait comment il avait sauvé une jeune fille en la prenant dans ses bras, il se souvenait de l'eau froide dans laquelle il était resté des heures, puis d'une corde qu'on avait fini par lui jeter et à laquelle il s'était agrippé », nous a confié la fille de celui qui devint par la suite un pilier de la résistance française à la tête du « Maquis du Haut-Beaujolais ». Un groupe également appelé le « bataillon Dominique » en référence à son chef. Dominique Zannini fit ensuite carrière dans la banque, à la Société Générale. Il repose depuis 23 ans dans le caveau familial de Vézeronce-Curtin (Isère).

Des victimes « mortes pour la France », beaucoup de marins parmi les descendants

Des origines corses, Isabelle Cardin n'en a que par sa grand-mère maternelle, née à Corte, mais c'est son grand-père paternel qui a péri dans le naufrage du paquebot de la Transatlantique. Pierre Cardin avait 28 ans le 9 janvier 1942. Militaire affecté en Algérie dans un escadron du train, il rentrait en métropole pour profiter d'un congé en famille. Sa femme et ses trois enfants ne le reverront plus. « Mon père, René, était le cadet. Il avait cinq ans », raconte Isabelle, qui peut témoigner des difficultés dans lesquelles s'est retrouvée la famille depuis qu'elle a retrouvé un courrier écrit par son arrière-grand-père aux autorités militaires de l'époque. « Il les alertait, car ma grand-mère ne touchait pas la pension militaire à laquelle elle avait droit. Elle avait 27 ans et se retrouvait sans ressources avec trois enfants à charge. Elle finira par refaire sa vie après avoir longtemps espéré le retour de son mari qu'elle adorait. Il lui a fallu du temps pour faire son deuil. Je l'ai connue, j'étais adolescente quand elle est morte. »

La mémoire des enfants du Lamoricière | Corse Matin

Ses enfants ont pu faire leur vie, quant à René, le père d'Isabelle, il est devenu sous-marinier, épousant une tradition curieusement commune à bon nombre de descendants de victimes (lire par ailleurs). Comme si le drame du Lamoricière n'eut aucune prise sur le destin.

Conditionnée à l'adolescence par le contact avec une grand-mère meurtrie par la vie, Isabelle fut rappelée au bon souvenir de son histoire familiale le jour où le drame refit surface. Mai 2008, 66 ans après le naufrage, l'épave du Lamoricière est retrouvée par une équipe de plongeurs italiens et espagnols. Elle repose par 156 mètres de fond, au nord-est de l'île de Minorque. « C'est à ce moment-là que j'ai commencé à faire de véritables recherches. » Après avoir été journaliste à Paris, Isabelle Cardin est désormais fixée en Bretagne.

Elle se consacre à la généalogie à plein temps. Une activité qu'elle a également mise à profit pour tenter de mieux comprendre le destin de ce paquebot qui bouleversa la vie de sa famille. « J'ai notamment découvert que, dans le dossier militaire de mon grand-père figurait la mention 'mort pour la France'. » Son nom, comme ceux des autres victimes, est également gravé dans le marbre d'un monument aux morts. Le Lamoricière n'était pourtant pas un bâtiment de guerre. « Mais son naufrage a été pourtant reconnu comme un fait de guerre. En fait, le gouvernement avait considéré les restrictions qui l'avaient affecté, lesquelles l'avaient fragilisé et encore plus exposé à une tempête. Pour le faire passer du mazout au charbon, des ouvertures avaient été percées dans la coque. De plus, il devait se contenter d'un mauvais charbon qui brûlait très mal. Voilà pourquoi, même s'il n'a pas été torpillé, les victimes du naufrage de ce navire sont officiellement mortes pour la France. »

Dans sa quête de vérité et de mémoire, Isabelle est également partie à la recherche des familles qui partagent encore ce fardeau, pour commencer à construire une œuvre fédératrice au service d'une mémoire fragile. Aujourd'hui, à 12 h 30, au cimetière Saint-Joseph de Marseille, ils seront une trentaine à commémorer ce 80e anniversaire. En un lieu où ne figure pourtant aucune sépulture, mais où est malgré tout honoré le souvenir d'un groupe d'enfants disparus ce 9 janvier 1942, parmi les 301 victimes.

« C'est le seul endroit qui fait référence à ce drame, précise Isabelle. On va s'y recueillir, y évoquer le souvenir de nos proches, et déposer une gerbe, confie celle qui espère aussi que cet instant soit un acte fondateur. Pour la création d'une association, le financement d'une plaque. Pour qu'il reste quand même une trace... »

Le 27 août 2009, après la découverte de l'épave du paquebot englouti, le journal La Dépêche du Midi avait consacré un article à ce sujet, et titré : « Lamoricière, le Titanic de la Méditerranée. » Comme pour apporter, déjà, sa pierre à l'édifice contre l'oubli.

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" Moi aussi je devais naviguer, mon père m'en a dissuadé "

Il y a d'abord la force de l'homonymie qui entretient la mémoire d'Antoine Gemini, mort à 35 ans dans le naufrage du Lamoricière. Son petit-fils s'appelle comme lui. Retraité d'EDF, le Antoine Gemini, qui vit à Sisco, a aujourd'hui 63 ans. À l'approche de la date anniversaire d'un drame qui bouleversa le destin de sa famille, il a volontiers raconté son histoire. D'abord celle de son grand-père, un marin en service à bord de ce navire qui sombra au large des Baléares. " Son corps fut retrouvé sur une plage algérienne. Avant de mourir, il avait sauvé des enfants. " Une fin héroïque, mais aussi le début d'une autre vie pour la famille non seulement confrontée au drame, mais désormais à la survie.

Anasthasie est seule avec ses trois fils. " Mon père, François, dit ‘Fanfan', était l'aîné. La famille est alors partie vivre à Marseille. Ma grand-mère ne travaillait pas jusqu'alors, mais elle a été embauchée comme lingère par la Compagnie générale transatlantique qui fabriquait à l'époque le linge de bord. " Du récit familial pudique parvenu jusqu'à lui, Antoine a été marqué par l'état d'esprit qui animait les siens à l'époque, malgré les circonstances dramatiques. " Ils n'avaient pas le choix, il fallait qu'ils avancent tous ensemble. Et à l'époque, il n'y avait pas de cellules psychologiques. Ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes. "

Les Gemini se fixent à La Joliette, " le quartier des marins, à Marseille ", Anasthasie y élève courageusement ses fils. " Elle a fini par refaire sa vie, mais elle ne s'est jamais remariée, pour ne pas perdre tous ses droits, car mon père et mes deux oncles étaient pupilles de la nation ", explique son petit-fils qui ne cache pas son attachement à une histoire familiale et à un impérieux devoir de mémoire.

Marqué par le drame mais fier, aussi, des siens qui ont su se relever, en pleine guerre et dans les années qui ont suivi la libération. Sans échapper au destin des marins. " Mon père et l'un de mes oncles le sont devenus par la suite, ils ont navigué pour la Transatlantique. Moi aussi je devais naviguer, mais mon père m'en a dissuadé. "

" À 11 ans, mon père est devenu l'homme de la famille "

Valérie se sent plus que jamais investie d'une mission : être à la hauteur de sa propre histoire, tragique et épique.

Un destin à jamais lié à celui d'un navire englouti par une mer déchaînée au cœur de la guerre. Son grand-père, Ange-Marie Mariani, enfant de Corbara, y était soutier. Disparu à jamais, mais plus que jamais présent, huit décennies après, dans le cœur de sa descendance.

" C'est curieux comme sentiment, mais dans notre famille, on a envie d'être légitime, pour faire honneur à ce grand-père qui, à nos yeux, est un héros. Au regard de cette histoire, je suis fier de m'appeler Mariani. "

À 45 ans, Valérie est aujourd'hui attachée de recherche dans l'industrie pharmaceutique.

Elle est non seulement fière d'un grand-père ravi trop tôt à l'affection des siens, mais aussi du courage de ces derniers face aux conséquences de ce drame.

" Alors que la guerre faisait rage, ma grand-mère s'est retrouvée veuve avec cinq enfants à charge, enceinte du sixième, et contrainte de veiller sur sa mère handicapée. Mon père était l'aîné des garçons. À 11 ans, il est devenu l'homme de la famille. C'est ce que lui avait dit ma grand-mère. Voilà pourquoi aujourd'hui encore, il porte un regard d'enfant sur ces événements. "

Charles Mariani, 91 ans aujourd'hui, a forcément grandi trop vite. Jusqu'à faire très tôt l'apprentissage d'une vie professionnelle, en quittant Corbara pour aller gagner sa vie à Marseille. Une entrée précipitée dans la vie active qui le conduit à apprendre de nombreux métiers manuels, mais le destin aura également été capricieux à l'égard des Mariani. " Mon père et l'un de mes oncles sont devenus marins malgré leur histoire familiale… Et cette tradition s'est poursuivie jusqu'à ma génération car des membres de notre famille font ce métier aujourd'hui encore. "

La grand-mère de Valérie, elle, a quitté ce monde à 50 ans à peine. Usée par les vents de la vie qui lui auront été aussi défavorables que ceux qui coulèrent le Lamoricière, il y a 80 ans. " Elle n'avait jamais refait sa vie, raconte sa petite-fille. Elle passait son temps à dire, quand ses proches abordaient le sujet en lui disant qu'elle était encore jeune : J'ai des filles à marier. "

* Le paquebot de la Compagnie générale transatlantique portait le nom du général Louis Juchault de Lamoricière, un officier français qui, au XVIIIe siècle, s'illustra dans l'action de pacification de l'Algérie française.

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