Jeroen Verbruggen à Genève: «Devant «Casse-Noisette», je suis comme un enfant»

Jeroen Verbruggen à Genève: «Devant «Casse-Noisette», je suis comme un enfant»

Sous sa nonchalance romantique, la vivacité d’un puma au regard bleu. Le danseur et chorégraphe belge Jeroen Verbruggen, 36 ans, a cette élégance féline. Une douceur dans la pupille. Un appétit fauve qui le fait enchaîner les pièces, à Saint-Pétersbourg, Monte-Carlo, Helsinki, à Bâle aussi ces jours. Il y répète La Fille mal gardée – première ce week-end au Théâtre de Bâle. Parallèlement, cet ancien soliste du Ballet de Monte-Carlo veille sur la reprise au Grand Théâtre dès samedi d’un Casse-Noisette étourdissant de fantaisie sombre.

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Au milieu de la nuit, c’est de ce rêve ourlé d’effroi qu’on parle, de cette Noël féerique surgie d’un conte d’E.T.A. Hoffmann, transfigurée par Tchaïkovski en 1892. Il est 23h à Bâle et Jeroen souffle enfin, après une journée à soigner les virgules de son nouveau spectacle. On se prend pour la fée Dragée et on fait un bond dans le passé, en ces jours de novembre 2014 où son Casse-Noisette sortait d’une valise hantée.

On déballe les falbalas du souvenir, l’étoffe violacée d’une virée à la Tim Burton, ces habits de bal toqué – l’œuvre des stylistes Livia Stoïanova et Yassen Samouilov, à l’enseigne d’On aura tout vu. Devant son armoire baroque, la petite Marie cajolait bien son casse-noisette fracassé, bientôt transformé en vaillant petit soldat, mais sa fugue de l’autre côté du miroir était hallucinée. Sur la pente de son initiation, elle tombait sur des créatures sans visage, affrontait une soldatesque farouche comme des porcs-épics, palpait la fragilité d’un prince aux plaies purulentes, avant de connaître la joie de la délivrance.

Le Temps: Vous avez déclaré un jour que chorégraphier, c’était peindre. Est-ce à dire que vous procédez par images?

Jeroen Verbruggen: Quand je préparais Casse-Noisette, j’écoutais en boucle la musique de Tchaïkovski et les visions défilaient en cascade dans mon esprit. Je voyais des personnages, des couleurs, des matières que je transposais sous forme de gribouillis dans mes calepins. Ce sont toutes ces images qui nourrissent mon travail avec les danseurs. Au studio, je montre le pas aux interprètes et quand ils le reprennent, je colore le mouvement, je le nuance, je l’éclaire ou l’assombris. En ce sens, je suis peintre.

Jeroen Verbruggen à Genève: «Devant «Casse-Noisette», je suis comme un enfant»

Quelle a été la première image de ce «Casse-Noisette»?

Une coque brisée. Casse-Noisette, ce petit soldat métamorphosé en prince, est un homme blessé. J’avais la vision d’un damoiseau égorgé. C’est cette vulnérabilité que je voulais faire apparaître, d’où son corps où saillent les muscles, les veines, les organes. La poésie qui se dégage de cette œuvre est d’une extrême douceur, mais aussi violence.

Cette ambivalence ne vous définit-elle pas?

J’ai parfois l’impression d’être un enfant qui se fait plaisir dans un monde qui n’est pas cohérent. Dans ce que je fais, il y a toujours beaucoup de jeu.

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Vous avez dit un jour que vous aimez «quand les choses ne sont pas trop fluides, quand on voit qu’elles sont dures». Danser, est-ce assumer une part de violence?

Je pousse souvent les danseurs dans leurs extrémités, pour qu’ils deviennent des combattants de la scène. Je trouve magnifique quand un interprète épuisé se bat pour être à la hauteur de l’attente du public. Il y a dans un corps trempé par l’effort, par le désir de se dépasser, une grande beauté. Ce que nous faisons mobilise une énergie folle, il faut qu’elle parvienne au spectateur.

Vous avez été soliste pour le Ballet de Monte-Carlo. Quel danseur étiez-vous?

J’étais très expressif et kamikaze. J’osais beaucoup de choses très physiques qui faisaient peur aux gens. Parfois, j’étais comme en transe sur scène. Je paie cette débauche aujourd’hui, je me suis détruit plus vite que les autres (rire doux d’adolescent).

Vous avez travaillé avec Jan Fabre, chorégraphe et plasticien flamand dont les pièces s’apparentent à des cérémonies. Il privilégie lui aussi ces états d’épuisement…

Un jour, j’étais tout jeune, il m’a fait répéter une séquence jusqu’à l’écœurement. Il n’était jamais satisfait. J’ai fondu en larmes et il m’a demandé de chanter dans cet état un air de mon enfance. Je me suis exécuté et il m’a dit alors que c’est ça qu’il voulait, cette vérité des profondeurs. Ça a représenté une grande leçon pour moi: au bout de la centième fois, on croit maîtriser un pas, en réalité on peut aller encore plus loin. C’est cet esprit qui a fait de moi un kamikaze de la danse.

Jan Fabre est accusé aujourd’hui d’humiliations et d’intimidations sexuelles. D’autres chorégraphes sont sur la sellette pour harcèlements et agressions verbales. Qu’est-ce que ça vous inspire?

Concernant Jan Fabre, je veux distinguer l’œuvre, dont je reste fan, de la personne. Même si cette distinction est aujourd’hui difficile. Il m’est arrivé de danser pour des chorégraphes pas cools. Nous nous taisions. C’était une autre époque. Le monde change et les pratiques de l’art aussi. Mais il faut dire que les périodes de répétitions sont de plus en plus courtes et que ça joue sur les nerfs. Sous tension, on fait des erreurs. Je prends en compte les critiques et je pense toujours que je peux faire mieux.

A 16 ans vous participiez au Prix de Lausanne et vous obteniez le prix du public. Comment imaginiez-vous alors votre carrière?

J’étais naïf. Et très en retard dans mon apprentissage de la danse classique ainsi que dans mon développement physique. Quand on m’a proposé de participer au Prix de Lausanne, j’ai donc été surpris, mais heureux, parce que c’était mon premier voyage. Je suis allé ensuite d’étonnement en étonnement: je me suis qualifié pour les quarts de finale, puis les demi-finales et la finale. J’ai appelé mes parents pour qu’ils viennent y assister. Ils ont roulé toute la nuit depuis Anderlecht. Ce que j’ai découvert, c’est que je pouvais arriver à quelque chose – à quoi, je l’ignorais. Le Prix de Lausanne m’a donné une confiance qui est toujours mon trésor aujourd’hui.

Qu’est-ce qu’un spectacle réussi?

C’est une œuvre qu’on peut lire à plusieurs niveaux, dans laquelle l’amateur éclairé comme le profane trouvent leur plaisir. J’aime passionnément le show, c’est-à-dire aussi la légèreté, l’humour noir. Le théâtre reste pour moi une boîte à jouets.


Casse-Noisette, Genève, Grand Théâtre, du 6 au 16 novembre.

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